Souvenirs du futur

20051129

 

Grain d'argent

Il n'existait pas encore tout à fait de ModuleMediaPortable mais plusieurs objets différent permettant chacun une fonction particulière : communiquer, photographier, filmer… Ils ne communiquaient d'ailleurs pas tous ensemble, certains ne pouvaient pas communiquer de façon autonome et nécessitaient de longues opérations de modification de leurs productions. L'appareil photo argentique, dont je parlais précédemment, était dans ce cas. Les premiers appareils de ce type sont nés à la fin du XIXe. La monochromie des "clichés" n'était absolument pas un choix esthétique mais la conséquence d'un manque de technologie, comme pour les premières images vidéo. L'image argentique utilisait les déformations physiques de particules, parfois visible à l'œil nu, et entre autres le grain d'argent d'anciens tirages sur papier, pour tenter l'interprétation de son entourage. Traduire les nuances de ce précieux monde, juste les nuances de couleurs, en utilisant les propriétés de l'argent montre le fossé entre les technologies du XXe siècle et celles qui ont suivies.

20051128

 

Où en sommes-nous de la simulation des contacts humains ?

La nostalgie, c'est de la nostalgie dont je parle alors que c'était ce dont je souhaitais parler qui était nostalgique. Nostalgie des contacts charnels, des grains de peaux sous le bout des doigts lorsque ma fille cadette demandait un câlin en attendant surtout des gratouilles dans le dos. Chaleur d'un souffle dans le cou qu'on emprisonne entre quatre bras enlacés lors de vrais câlins avec ma fille aînée et mon fil, le plus tendre des trois. Vertige d'un instant d'échanges éternel, de passation d'âme. J'avais le sentiment de transmettre tout ce qui m'était parvenu, du fond des âges jusqu'à la plus récente nanoseconde de ma vie simplement en serrant mes enfants dans les bras.
Ma mère ne devait pas ressentir la même chose car elle exprimait rarement sa tendresse par des contacts. Sa mère, le seul grand parent que j'ai connu ne donnait rien d'elle-même. D'origine allemande ou alsacienne, rigide jusqu'à la caricature, elle m'inspirât jusqu'à mes onze ans, jusqu'à son décès, malaise, répulsion et haine. Elle devait être méchante et je ne pense pas que ce fut causé par la vieillesse. elle n'avait probablement jamais accueilli contre elle sa seule enfant. Ma mère en avait garder cette maladresse pour le contact physique avec les enfants. Pourtant, elle devait m'aimer bien plus que de nombreuses mères car j'étais arrivé tardivement dans sa vie et je me considérais d'ailleurs comme un rescapé de la trisomie et des syndromes psychologiques classique des enfants de vieux, souvent extrêmement protégés, donc fragiles et cabotins.[[[[ [Une faible socialisation - timidité]]]]
Mais si son amour maternel passait rarement par kinesthésie, je le ressentais, jusqu'à ses derniers jours. Nous avions parlé ensemble quelques heures avant l'opération au cerveau qui la laisserait plusieurs semaines dans un parfait état végétatif. Forme vague d'un corps détruit prison d'une vie finissante, écrasé au centre d'une vaste chambre dans un lit à barreaux articulés dont la tête débordait d'une multitude d'appareils qu'on distinguait dans la pénombre grâce aux diodes vertes et rouges, et des mats desquels pendaient des sacs transparents distribuant leurs sucs nutritifs ou recueillant les excrétions des organes dont l'autonomie avait cessé, au milieu d'un concert de pompes poussant, aspirant, respirant, comme si les bruits de fonctionnement de la machine humaine aurait été extraite durant l'intervention chirurgicale.
Cette dernière rencontre avec ma mère se résuma à son testament moral inspiré par l'urgence que devait lui dicter l'instinct de sa mort imminente. Elle me demandait de prendre mon père en charge, conscient de la détresse qu'allait lui causer sa disparition brutale et inattendue. Mon père était malade du cœur et avait imaginé depuis son premier infarctus, par faiblesse, partir avant elle.
Lui non plus n'était pas tendre, à cette époque un homme ne devait pas embrasser ses enfants, surtout un garçon.

20051127

 

NGQ

Il fallait trouver de nombreux volontaires pour participer aux efforts de NGQ Numérisation Globale Qualitative. Nous avons alors passé un message sur le site de La Demeure du Chaos : "Recherchons pour collaboration active sur projet NGQ des personnes capables de décrire le plus fidèlement, objectivement, cliniquement toutes les sensations imaginables recensées, de froid, de chaud, de bon ou mauvais de bien être ou de douleur, de plaisir, de haine, d'oubli, de folie…"

20051125

 

2053,11-22

Ce soir nostalgie au programme. Ce soir de maintenant si ce mot a encore une quelconque utilité.
—…—…—…—…
[Je me souviens de …]

Doit-on (Quel est ce relent de morale conventionnelle ?) garder cette tradition liée à sa fin, sa mort, lorsqu'on n'a plus à la subir ? Finalement consigner ses souvenirs, de façon traditionnel j'entends —comme un amis qui partait en voyage sur la trace de ses ancêtres avec un appareil photo argentique (1)— reste un acte nostalgique presque parfaitement inutile. Je pourrai les revivre par exemple, voir les modifier, les rendre encore plus parfait… Mais, non, je défie tout ceux qui, comme moi, ont connu une vie "réelle", disons plutôt physique (pour que tous comprennent) de chercher à revivre leur passé. Quel meilleur moyen de s'apercevoir des limites de notre monde, der ses petites imperfections, des éléments aléatoires, des différences de réaction entre les personnes "physiques" et les avatars.
Le souvenir est une nécessité, il était naturel lorsqu'il était traduit par réaction chimique dans nos cerveaux, il l'est toujours pour ceux qui ont eu une existence physique, ne parlons pas de ceux qui partagent leur existence entre "réalité" et "cyber-paréidolie".
Certes, la différence entre stockage, archivage et un simple souvenir de l'ancien temps peut nous paraître subtile. La nostalgie est actuellement un concept qu'on utilise dans le sens d'un archivage poétique. Mais la nostalgie était simplement la résultante d'une perte d'information. Perte de neurones, perte de mémoire, de ses composantes chimiques dans son cerveau —personnel et totalement physique, entièrement dédié à ses propres informations— d'une durée de vie limité, sans garantie et surtout sans aucune copie à l'identique. Mais avant cette disparition, cet effacement irrémédiable de disque dur, la perte de données régulière au profil d'un bruit, d'une abstraction et par instant une lueur sur un moment précis, comme un fichier retrouvé, qui, liée sans ménagement aux lueurs suivantes, engendrait le cadavre exquis nécessaire à la nostalgie et parfois à la mélancolie. Comme la disparition négligente des informations composant une image argentique. Le vieillissement des données. Aussi étonnant que ça puisse paraître, je ne parle absolument pas d'un égarement, d'une erreur d'indexation mais bien d'un effacement naturel, sorte de marque désespérée du temps avant l'effacement complêt. La nostalgie n'est donc qu'une interprétation rationnelle, un filtre d'émotion non programmable, totalement arbitraire, imprévu, autonome et souvent destructeur et souvent poétique, évocateur de ce temps qui passe, la négation de notre futur, antinomique présent éternel.

20051117

 

2053,11-17

J'ai longtemps eu une rage devant les informations qui me parvenaient. Je trouvais que les gens, les plus méritants, les plus courageux -et quand je parle de courage, je pensais à ceux qui risquaient leur vie pour faire progresser celle des autres- avaient encore, surtout ceux-là, une pudeur quant à la révolte qu'aurai pu donner l'injustice contre laquelle ils luttaient. Je trouvais la colère primordiale pour qu'une lutte soit efficace. Les méchants, les vrais méchants le savaient et conditionnaient leurs combattants. Les victimes, lorsqu'elles arrivaient à s'en sortir, lorsqu'on leur offrait réparation n'avaient, elles, pas de rage, ni d'envie de représailles. Victimes ensuite de cette morale ambiante qui montrait comme exemple la modération et la soumission à l'ordre quel qu'il soit.
Au Maroc, je regardais avec désespoir les victimes du roi précédent, tyran notoire, remercier le nouveau roi, fils du précédent, pour leur permettre juste de dire qu'ils avaient été persécutés pendant un demi siècle. Mais victime de qui ? Ils avaient accepter de parler de ce qu'ils avaient vécu, des souffrances, des humiliations, des emprisonnements, de la disparition de leurs proches, sans avoir le droit de citer le nom de leurs bourreaux. Victime du régime, celui là même qu'ils soutenaient finalement en ne citant pas le nom des complices et surtout pas le nom de celui qui se donnait des airs de démocrate en autorisant, grand prince, cette mascarade judiciaire et qui avait dans ses veines le sang de celui qui avait fait coulé celui de ce peuple, engluée dans ses traditions et de sa religion, fidèle et complice de cette théocratie.
Des peuples bernés par des dieux, par ce Dieu possédant plusieurs raisons sociales, par ceux qui savaient en profiter, les petits fils de ceux qui les avaient inventés. Bernés parce qu'on montrait en exemple ces victimes modèles, modérées et soumises alors qu'on aurait du les inciter à être méchantes, pour le bien de tous.
Je ne voyait comme solution que la radicalisation dans le combat contre plus de deux millénaires de soumissions en tout genres dictés par des croyances ineptes. Au début du troisième millénaire, tout était encore observé, analysé, admis ou condamné, dans toutes les sociétés, pour tous les sujets, la morale bien sûr, mais aussi la justice, l'économie, les relations humaines, la politique, l'éducation, tout, absolument tout, à travers le prisme déformant des religions. Il était impensable de donner un avis sans faire référence à une croyance, même pour ceux qui doutaient, ne croyaient plus ou n'avaient jamais cru. Les cathos préféraient même l'avis d'un musulman ou d'un juif à celui d'un athée. Pourtant j'étais déjà persuadé que la majorité des personnes que je côtoyaient et qui se disaient croyantes, croyaient croire plutôt que croyaient tout court. Il n'était pourtant pas bien vu de critiquer Dieu, quelque soit sa forme et son nom, les penseurs athées ne finissaient plus, en occident du moins, sur les bûchés mais subissaient de vives critiques.
L'avenir de l'humanité me semblait liée à la disparition de toute croyance. Ceux qui avaient fait dire à Malraux "Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas" ne supportaient probablement la position ambiguë d'un ministre (nommé par un général catholique) qui dira plus tard qu'il envisageait la possibilité d'un événement spirituel à l'échelle planétaire. A savoir maintenant si la disparition des croyance peut être un événement spirituel, probablement.

20051115

 

Virtual Senses

Nous avons commencé notre projet "Virtual Senses" vers 2016. Notre approche était parfaitement iconoclaste mais nous semblait en parfaite adéquation avec ce que nous souhaitions obtenir.
Il était déjà possible à la fin du XIXe siècle de mémoriser de la vue et de l'ouïe. Au XXe, les technologies avaient permis de remplacer cette traduction physique et chimique par une numérisation permettant une transmission rapide et un stockage normalisé. Mais, jusqu'à la fin du siècle, il restait difficile de conceptualiser la numérisation des odeurs, des goûts et du touché.
Nous avions convenu comme base d'étude que les sentiments étaient en passe d'être traduisible. La somme considérable des émotions contenues dans tout ce qu'avait été la littérature depuis le début de l'écriture était déjà numérisée à cette époque par une grosse Booate. On pouvait ajouter tout le cinéma, la plus part des œuvres d'art plastique, la musique.
Il suffisait d'imaginer que des ressources assez rapides mettent en corrélation le contexte et le caractère des sujets avec cette base de données pour proposer des émotions tout à fait crédibles, même pertinentes au vu des millions de situations envisagées, vécus, imaginées par tout autant de personnes si différentes.
Finalement la réalité devenait totalement ((dicible/exprimable)) si la quantité d'information atteignait une masse critique. La technologie n'était même pas mise à contribution, seul la description méthodique permettrait la traduction du goût et du touché.
Nous commencions à imaginer le remplacement progressif de ce qu'avait été la vie depuis des millénaires par une abstraction numérique. Le Chaos en étant la source, la genèse, la régénération alchimique ultime, le tout contenu dans le rien.

20051111

 

2053,11-11 - 20:53

Ce jour là, je me promenais en ville, attendant le début d'un des nombreux procès qui participeraient contractuellement à l'établissement de l'œuvre. Justement le débat se situait sur la différence entre une œuvre globale, monumentale et un ensemble d'interventions, œuvres d'artistes ou groupes d'artistes travaillant autour d'un même thème avec une latitude définie, ni œuvre personnelle ni travail artisanal, d'exécution. De toute façon, l'hyperréalisme avait déjà expérimenté l'impossibilité d'échapper à l'interprétation de l'auteur, ce malgré des contraintes d'expression figée, la représentation photographique de la réalité.
Le plaignant était cette fois le ministère publique et le maire de St-R. était partie civile. Ou le contraire, cela fait si longtemps ! Était mis en cause la taille de l'œuvre, 12 mètres de haut et 40 mètres Cuubse maximum et l'art s'exerçait sans visa officiel, plus grande et l'œuvre existait selon le bon vouloir d'un maire souvent peut qualifié dans ce domaine et extrêmement frileux quant à la possible réaction critique de ses administrés. [… ou+>>>]
Les rues autour du palais de justice ressemblaient presque aux images futuristes et maintenant désuètes des films de science-fiction de ce début du XXIe siècle comme l'était à la fin du XXe siècle les illustration de la poétique conquête spatiale racontée par Jules Verne. Grouillante d'une population multi-ethnique et majoritairement pressée, sous tension; des véhicules en tout genre, de toutes tailles, seules vraies taches colorées, avec certaines vitrines, se croisaient, frôlant parfois la collision, l'accident qui causerait un étranglement, un bouleversement de nature chaotique, obligeant le flux incessant et régulier comme une lave parcourant une gorge de  se répartir sans véritable choix précis de nouvel itinéraire dans les axes adjacents, créant alors dans des lieux plus calmes habituellement une extension de la frénésie des voies principales.
Il était l'heure de déjeuner. J'avais trouvé un petit restaurant face au palais.  { (§:-@) Manger vraiment : mettre à la bouche, mâcher, déglutir, digérer -vraiment- la saveur…}. Au comptoir, dos à ma table, un homme rondouillard et de condition modeste parlait à son bock. Bavard mais dépourvu de voix, son discours ne me parvenait pas dans le brouhaha ambiant, n'atteignait pas non plus son seul auditeur, voisin de solitude, parcourant silencieusement un quotidien Loocal et qui, probablement par compassion se forçait à hocher de la tête en signe d'assentiment. Parfois gêné de répéter inlassablement cette gestuelle, qui finissait par en perdre son sens pour devenir comique, il se plongeait dans une lecture improbable de l'article qui lui passait devant les yeux, dés que le flot des arguments de son interlocuteur s'interrompait à l'occasion d'une gorgée de bière. A une table en face, deux jeunes filles discutaient. Parfois elles interrompaient de concert cet échange direct pour se coller sur l'oreille un mobile, et, comme si leur entretien ne pouvait suffire ou n'était plus possible, se joignaient par le réseau afin de continuer la communication interrompue face à face. Je repensait plus tard à cette scène -plusieurs fois vécu dans d'autres lieux publiques- en regardant utiliser les premiers traducteurs portables simultanés dans les années 2010.
… … … … … … … … … … … … … … … … …
¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨
Malgré des lois répressives, la consommation abusive d'alcool, seul produit de défonce en vente libre en France était encore courante. La détresse accompagnait la solitude et les cafés , rares lieux de rencontre des gens qui n'avaient pas accès au Réseau. Sorte de petit réseau local privé en quelque sorte dont le lien était une quête non avouée et sévèrement répréhendée d'ébriété.
… … … … … … … … … … … … … … … … …
¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨
>>>> La plaidoirie

20051110

 

Crépuscule d'Alzheimer

Je repense à mon père qui aura vécu une petite dizaine d'année de moins que moi et qui, le jour précédent son décès m'a dit en parlant de la vie, sa vie : "Quelle merde…". Je me souviens parfaitement avoir été désemparé de le voir conclure plus de quatre-vingt ans par un constat si négatif d'une vie que j'avais en parti partagé et ce, à un titre non négligeable et qui, au travers de mon regard d'homme jeune -j'avais à l'époque une trentaine d'année- ne me semblait pas si mauvaise. Il me disait aussi, plus il avançait en âge, que la vie était courte. Ses dernières années furent tout de même très pénible pour lui mais aussi pour moi qui assistait impuissant à son crépuscule d'Alzheimer. Son esprit s'estompait dans d'épouvantables mélanges entre les époques et les personnes, de brusques et brefs retours à la réalité lui entrouvrait la vue sur le chaos qui s'était emparé de lui. La mort prématurée de ma mère rentrait aussi certainement dans son constat sans appel, amplifié par son athéisme de principe, donc difficile à assumé, -lui-même entouré de grenouilles de bénitier, dont ma mère faisait partie- qui lui refusait tout espoir de retrouvailles métaphysiques. Ce constat était-il aussi  causé par une philosophie nihiliste qui l'entraînait dans de sordides discussions de bistro où tout était pourri, et tout de plus en plus, car son nihilisme  se nourrissait d'une vision passéiste systématique. Mon père était un très bon photographe pour qui la photographie ne pouvait être qu'en noir et blanc. Il n'a jamais connu l'image numérique et je n'imagine même pas ce qu'il en aurait pensé. Il n'aurait pu supporter sa dématérialisation, n'y aurait pas survécu. Sa vie était passé trop vite, sans satisfaire assez de ses aspirations, probablement à cause d'un conformisme statutaire. Dire que mon père était conformiste aurait fait s'étouffer tous ses amis, pourtant son anticonformisme n'était qu'une apparence trompeusement suggérée par sa distraction sans limite doublé d'une infantilisassions matrimoniale chronique -ma mère était inspiré par un dévouement sacrificiel catholique, (vous rendez-vous compte, épouser un italien, athée, anarchiste!)- et par un métier artistique contrastant avec son milieu de petits bourgeois commerçants.

 

2053,11-10

Une guerre de rue s'était installée dans les banlieues. Les villes commençaient à devenir les entités indépendantes et protéiformes qu'on connaît maintenant, même si la réalité est tout autre, les périphéries accueillaient toutes les populations mises de coté par la course frénétique qu'imposait la totalité des vecteurs de cette société qui ne se doutait pas encore de son devenir. D'ailleurs la plupart de mes contemporains ne se soucient pas de son état actuel, le refus de prise de conscience des événements du milieu de notre siècle les conduit même à s'imposer une totale ignorance de la réalité des faits.
A la période de ces émeutes, l'ignorance de la population s'exerçait déjà, leurrée, entre autres par ce qu'on lui avait suggéré d'appeler "Grande Messe du 20 heures" une diffusion d'images -produites en toute sincérité par des journalistes consciencieux- qui permettaient une vision des choses allégorique et superficielle. Permettaient parce que l'analyse restait possible mais que les dirigeants passaient bien plus de temps à imaginer des solutions pour masquer toute réalité trop crue, tout constat trop amer, tout sujet trop polémique, préférant supporter des conséquences à posteriori, même vitales, à un risque de déni, de désapprobation, voire seulement une contreoverse , qu'à rechercher des réponses qui ne concorderaient pas avec les intérêts partisans des groupes de pression qui les finançaient.
Cette guerre de rue était le fait de la troisième et quatrième génération d'une population qui avait déjà eu du mal à s'intégrer. La cause était une guerre qui ne reçut ce qualificatif que bien plus tard, les autorités préférant, par résurgence d'un esprit colonialiste, le terme d'évènements d'Algérie. Colonialisme, guerre d'indépendance, racisme primaire, primale même, différences culturelles et surtout religieuses, conservatisme et paternalisme pour les plus tendres, toutes ces raisons de détester cette population n'avaient pas encore été surmontées que l'attaque des tours de New-York allaient d'un côté accréditer les craintes de la population de souche catholique envers les musulmans, vus systématiquement comme des islamistes radicaux, et faire esquisser à ces petits fils et arrière-petits fils d'immigrés, mal considérés, mal traités, un espoir d'identité romantique, d'honneur retrouvé surtout.
La Demeure du Chaos exposait déjà de nombreuses voitures incendiées, ces objets à la fois fascinants et communs dans le cadre d'un musée choquaient les bien-pensants par l'évocation de la révolte possible, probable, inéluctable mais aussi par le rejet d'une quelconque remise en question du principe même de ce qui soutenait l'économie, le consumérisme, le respect de l'objet, surtout celui-ci, symbole de liberté et pour autant antinomique symbole d'asservissement. Cette révolte conservatrice, cette attitude bouleversée s'exprimait aussi à propos de la maison qui représentait la quintessence de la propriété bourgeoise. Je me faisais parfois agresser par delà les grilles du portail, comme ceux qui travaillaient avec nous par des gens qui ne voyaient que la destruction de la propriété, pas les heures de travail, pas l'investissement farouche. Le questionnement provocateur, le sujet n'était pas évoqué, à part peut-être à propos de la plus haute des plaques qu'avait réalisé Ben et qui proclamait férocement cette lapalissade : "la fin du monde approche"! Cette affirmation sensée aurait du leur faire admettre que l'attachement maladif aux choses matérielles n'était finalement qu'une fumisterie, que la raison n'était finalement pas là où ils l'avaient vus, mais non, la peur de cette fin qu'ils avaient peu de chance de connaître les tourmentaient. Pourtant, dans une grande majorité, ces bien-pensant devaient être croyants et la fin du monde annoncée leur garantissait la fin du bannissement et le retour au paradis.

Les émeutes avaient pris une tournure catastrophique, économiquement bien sûr, mais elles ravageaient aussi le prestige prétentieusement affiché d'une petite France en état de déliquescence. La patrie des droits de l'homme laissait voir ses plus vils aspects : manque d'intégration d'une communauté, racisme, pauvreté latente d'une population. Les va-t-en-guerre voyaient faiblesse et indécision. Le mot chaos était dans toutes les bouches, dans tous les titres, dans tous les discours. Journalistes, politiciens, badauds en faisaient le terme ultime, la menace, le synonyme de fin. Pourtant les événements, s'ils étaient chaotiques, n'annonçaient qu'une fin partielle, une remise en question de la société de cette époque. Les pays qui, à travers leurs journaux télévisés, leurs quotidiens  -encore sur papier- nous donnaient des leçons, ou qui, hypocrites, semblaient affligés par nos déboires allaient bientôt, eux aussi, faire les frais de cette onde de choc de conscience maladroite et violente.


////"Celui qui croit qu'une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est un fou, ou un économiste." (Objectif décroissance, ouvrage collectif, Paragon, 2003) \\\\Autres souvenirs du futur\\\\

20051102

 

Porteurs de Cendres

La Demeure du Chaos était parcourue par des rhizomes de passerelles métalliques qui surplombantes, conduisaient aux vista-point . Le recul offrait une lecture globale des façades, couvertes d'images peintes, d'une certaine façon pieuses et bien entendu provocantes. Les passerelles permettaient aussi des vertiges au dessus de pointes métalliques, axes de vision verticale sur un Ground Zero symbole de fin des illusions sécuritaires et des certitudes occidentales.
Ce chemin aérien tout de fer rouillé conduisait aussi par dessus les fouilles du temple protestant pour assister aux brefs apparitions des feux-faux-LED et passait aussi à proximité des Porteurs de Cendres, 9 lignes ondulantes composées de 99 IPN pliés, pliés de douleur tels les vrais victimes des horreurs, ceux et surtout celles qui restent, mères, femmes et filles, portant dans un élan synchrone le corps du martyr esquissé par la convergence de tuyaux-viscères-réseaux.
Les Porteurs de Cendres avaient pris de nombreuses formes sur mes carnets de croquis. La gageur qu'avait proposé ET de représenter la douleur, mais aussi la communion et la violence du souhait collectif de vengence avec ces objets rigides, les IPN, strictes, industriels, m'avait semblée hors d'atteinte. J'avais esquissé de longues processions de tissus sombres ondulants, couloirs mouvants conduisant au centre, au martyr, ceci sans résultat probant. Utiliser le même matériaux que ce qui nous avait permis l'édification de Ground Zero, qui n'était que trace de structure, mémoire de forme, objets de construction proche de la réalité des édifices évoqués pouvait aussi troubler, finalement cette ambivalence a été parfaite. Devant son insistance, j'avais finalement dessiné, sans conviction au départ cette forêt d'IPN dressés, structurés par les nombres fétiches. La construction avait prise un certain temps à toute l'équipe. Concevoir une structure claire, lisible, offrant des perspectives intéressantes; tracer celle-ci au sol de façon précise sur plusieurs dizaines de mètres carrés; percer 99 trous de 50cm de profondeur et 30cm de diamètre; orienter les IPN les uns par rapport aux autres, instiller cet élan, cette communion brutale. Mais le résultat était convaincant, un degré d'abstraction intéressant et une indéniable poésie barbare.

 

Novembre 2050

J'ai repris mon cahier de papier. Écrire vraiment, une pointe qui tâche, comme dessiner, garde une sensibilité que n'a pas satisfait la dactylographie ni la dictée [[[par contre toujours pas d'outil qui me plaise pour écrire, –je ne vais pas attendre mon 48e anniversaire qu'on m'offre un stylo pour utiliser ce carnet, présent de mon homonyme. Il écrit beaucoup, sur un carnet identique à celui-ci, posé sur ma cuisse droite, dans le prolongement du bras droit et de ma main qui tiens le stylo trouvé dans l'atelier– ce plume refuse de diffuser son encre de façon régulière]]].
Je ne sais même pas si je suis véritablement entrain d'écrire ou si je suis en simulation, mon stylo qui ne fonctionne pas ne serait donc qu'une sorte de bug (note: terme de l'informatique XXe), bug psychologique, auto-généré par un souvenir réminiscent.
Les politiciens conventionnels avaient été les derniers à envisager l'hypothèse qu'une partie de notre vie ne soit le fait d'un exclusif échange d'informations dans le réseau neuronique mondial, les prêtres et autres zélateurs des toutes confessions ne pouvaient pas accepter un tel blasphème. Les politiciens admettaient mal l'établissement d'une gouvernance mondiale neuronale, ne supportant pas de n'être plus que des points de convergences, des balises d'idées passéistes figées sur des concepts de mandataire face à son administré, à l'image de la pré-démocratie. Attachés aux dogmes, édicteurs de recettes, chartes et constitutions. L'échec de l'établissement d'une constitution européenne en 2005 est actuellement considéré comme l'un des prémices de l'effondrement des gouvernances traditionnelles.

20051101

 

2053,11-1

J'ai choisi de mourir le six octobre 2051, le jour de mes 93 ans. Les traitements régénérescents me pesaient, leurs contraintes m'empêchaient de rester mobile, de profiter de la nature authentique, de jouir des odeurs naturelles et de leurs encore supérieures richesses, principalement leur imprévu. Hors, le seul avantage, à cet âge avancé, de rester en vie était justement de pouvoir être en contact avec le monde physique, nostalgie excusable d'une réalité exclusive d'au moins cinquante années pleines, nostalgie de la place qu'on a tenu sur cette petite Terre, nostalgie des risques auxquels on a su échapper, nostalgies des actes auxquels on a participé pour améliorer le vie de la Planète, refuge, pour quelques temps encore, d'une humanité fragile se sachant en sursis, devant, un jour proche faire ce choix raisonnable de se saborder pour préserver ce qui a été son berceau. Conscience ultime de l'animal pensant, le sacrifice de son existence pour le bien des autres êtres. Le dinosaure, ce sympathique animal, qui a fasciné la fin de siècle dernier les enfants des hommes et leurs pères…, probablement par le sens prophétique, (?prédictif) de leur disparition n'aurait pas été capable de programmer lui-même sa disparition. Sa disparition a probablement offert une plus longue vie à la Terre qui aurait perdu son ozone sous les pêts, probablement monstrueux de ces gigantesques herbivores. Celui qui croit à un dieu y verrait probablement une preuve de sa propre théogonie!! Pour ceux qui ont accepté le choix ultime, Dieu ne peut être, ne peut Être, peut-être Dieu sera un jour, plus tard, sera dans ce que sera cette onde de simulation qui atteindra la perfection lorsque la moindre conscience de la réalité précédente aura disparut faisant de facto office de nouvelle réalité. Probablement seul l'histoire séparera la période d'avant la fin physique de l'homme et la totale virtualité, la réalité du Verbe et celle du Chiffre.

Archives

200510   200511   200512   200602   200610   200702  

This page is powered by Blogger. Isn't yours?